Une ascension de l'Everest
Yves Laforest
Vers 14h00, le vent se lève. J’aperçois dehors une silhouette à travers les bourrasques qui soufflent avec de plus en plus d’intensité. Trente minutes plus tard, Rick arrive à son tour au camp. Il nous explique que Barry et lui ont atteint le sommet vers 10h00. Comme nous, ils ont contacté le camp de base, pris des photos et, à peine 30 minutes plus tard, entrepris la descente. Rick a alors pris beaucoup de distance d’avec Barry, qui avançait de plus en plus lentement, apparemment à bout de forces.
Nous savons que la réserve d’oxygène dont Barry dispose va s’épuiser bientôt, si ce n’est déjà fait. Les bonbonnes de Rick et de Mark sont déjà vides. La mienne va durer encore une demi-heure, grâce à l’économie que j’en ai fait au début de l’ascension. Inquiets, nous assistons impuissants au commencement de la tempête. Nous sommes trop exténués pour tenter quoi que ce soit, surtout par ce temps. Nous ne pouvons qu’attendre et espérer…
À notre grande surprise à tous, Mike Sinclair arrive au camp 4 au milieu de l’après-midi. Nous n’attendions plus personne en provenance des camps inférieurs. Encore moins pensions-nous que certains songeaient à lancer une seconde tentative vers le sommet. Mike arrive au camp épuisé, tenant à peine sur ses jambes. Il a utilisé presque tout le contenu d’une des grandes bouteilles d’oxygène pour arriver jusqu’ici. C’est le point le plus élevé qu’il pourra atteindre. Nous le savons tous et il le sait aussi. C’est néanmoins une réussite importante pour cet amateur inconditionnel de montagne, qui, s’il avait découvert plus tôt sa passion, aurait pu réaliser de nombreux exploits.
Barry ne rentre toujours pas. Je repense aux confidences qu’il m’a faites un soir, au cours de la marche d’approche. Un de ses frères plus âgé était un alpiniste confirmé. Barry en avait parlé au passé, car son frère s’est tué dans les montagnes de l’Himalaya. Il m’avait alors confié à quel point sa mère et sa compagne redoutaient cette expédition à l’Everest, de peur de perdre un autre des leurs.
Barry raconte dans son journal personnel les tourments qu’il a vécus à partir du moment où nous l’avions quitté, tout près du sommet :
Journal de Barry
10h00 Rick me précède. Il s’arrête et plante son piolet. Y a-t-il un problème? Puis, il me voit et fait de grands signes. Il doit être au sommet. J’essaie de courir pour ces derniers pas. Finalement, ça ne monte plus. Dans chaque direction, on peut voir sur des centaines de kilomètres. Vers le sud, les vallées encaissées et verdoyantes qui s’étirent jusqu’à la plaine nord de l’Inde. Au nord, l’immense plateau tibétain. On appelle le camp de base, on prend des photos et on jette un dernier coup d’œil avant de redescendre dans la tempête qui arrive. C’est pour ce moment parfait que nous avons tant enduré.
14h00 Je suis assis sur une vire de l’arête sud-est du mont Everest, pris dans une tourmente à 8300 mètres. La visibilité est presque nulle. Les vents grondent. On dirait un train de marchandises. Quelques heures plus tôt, seul et juste sous le sommet, j’ai pu observer cette tempête se précipiter sur la montagne et entendre le son de mon régulateur à oxygène s’interrompre. À partir de ce moment, la descente a été un cauchemar.
Ralenti par le manque d’oxygène et aveuglé par la neige, je me dois de mettre à profit 20 ans d’expérience de montagne pour solutionner une situation qui est en train de se gâter sérieusement. Les traces qui marquaient l’ascension de ce matin jusqu’au sommet du monde ont rapidement disparu dans la tourmente. La lumière est floue et quelque part, pas loin de cette arête, se trouve un vide de 3000 mètres jusqu’au Tibet. Je repense à Mike Burke, le célèbre grimpeur britannique qui, en 1975, a disparu tout près d’ici. Un peu plus bas, dans notre camp au col sud, les 3 grimpeurs avec qui j’ai atteint le sommet un peu plus tôt dans la journée doivent m’attendre et se demander si je n’ai pas subi le même sort.
16h00 Le temps passe rapidement. Si je ne rentre pas au camp avant que la noirceur arrive, ma situation déjà pénible risque de prendre un tournant dramatique. Je commence déjà è sentir mes pieds s’engourdir à cause du froid et cette tempête ne fait rien pour arranger les choses. Quelque part dans ce blizzard se trouve le couloir que nous avons emprunté avant l’aube pour monter. C’est la seule et unique façon de monter les tentes. Malheureusement, je n’ai aucune idée où il se trouve.
J’aperçois quelque chose du coin de l’œil. Je tombe sur les corps d’un homme et d’une femme parfaitement conservés par le froid. J’ai entendu parler de ces deux-là. Ils ont fait face à leur destin sur cette petite vire quelques minutes après que leur approvisionnement en oxygène se soit interrompu. Je me demande si j’irai les rejoindre, me souvenant tout à coup que le médecin m’avait fortement suggéré, une semaine avant le départ, d’annuler mon voyage lorsqu’elle a trouvé des traces d’anémie dans mon dernier échantillon sanguin. "L’anémie est particulièrement dangereuse dans un lieu comme l’Everest.", m’avait-elle dit. Mais je ne m’effraie pas outre mesure de ce mauvais signe. J’ai perdu un frère plus âgé dans l’Himalaya il y a plusieurs années. Je ne laisserai pas la même chose m’arriver. Avec un au revoir poli pour mes infortunés amis, je continue dans le blizzard, souhaitant avoir choisi le chemin qui me ramènera à la maison.
17h00 Les conditions commencent à devenir de plus en plus compliquées. La neige est molle, sans consistance, et mes crampons l’emprisonnent et se bourrent. Je dois me tourner, faire face à la pente et descendre de la même façon que je suis monté. Après ce qui m’a semblé être une éternité, la pente diminue et je me sens soulagé. Soulagé au-delà de toutes mes expériences antérieures.
17h30 Suis-je enfin hors de danger après avoir marché de si longues heures sur une corde raide tendue entre la vie et la mort? Oui! Pendant un très court instant, les nuages se lèvent. J’aperçois à près de 200 mètres les tentes du camp 4. Elles tiennent toujours le coup malgré les efforts des éléments pour les arracher de leur emplacement. Lorsque je titube jusqu’aux tentes, mes compagnons ont perdu l’espoir de me revoir, convaincus que j’avais dû tomber quelque part au cours de la descente. Quand je fais irruption dans la tente avec mes crampons et tout mon attirail, mes forces m’abandonnent. Je n’ai plus besoin de résister.
"On est bien heureux que tu sois de retour, me dit Mark, manifestement soulagé de me voir arriver. Je commençais à me demander ce que j’étais pour dire à ton père."
Dans ce moment de triomphe collectif, mes amis et moi, nous nous embrassons et rions. Nous réalisons que nous venons tout juste de survivre à l’Everest.