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Le loup vaut-il mieux que sa réputation?      Texte 1

Conte    (texte narratif)                         Marcel Aymé

Dans les contes du chat perché, Marcel Aymé a créé les personnages de deux petites filles, Delphine et Marinette, qui jouent avec des animaux de la ferme familiale.  Ici, elles sont restées seules à la maison un jeudi d’hiver et elles s’ennuient; tout à coup, le loup vient frapper à leur fenêtre; il leur assure qu’il est devenu bon et voudrait bien entrer pour se chauffer auprès d’elles.  Elles refusent, mais…

 

(…) Les petites étaient ennuyées de savoir que le loup avait froid et qu’il avait mal à une patte.  La plus blonde murmura quelque chose à l’oreille de sa sœur en clignant de l’œil du côté du loup, pour lui faire entendre qu’elle était de son côté, avec lui. Delphine demeura pensive, car elle ne décidait rien à la légère.

 

- Il a l’air doux comme ça, dit-elle, mais je ne m’y fie pas.  Rappelle-toi Le Loup et l’Agneau… L’agneau ne lui avait pourtant rien fait.

 

Et comme le loup protestait de ses bonnes intentions, elle lui jeta par le nez :

 

- Et l’agneau alors? … Oui, l’agneau que vous avez mangé?  Le loup n’en fut pas démonté :

 

- L’agneau que j’ai mangé, dit-il.  Lequel?

Il disait tout ça tranquillement, comme une chose toute simple et qui va de soi, avec un air et un accent d’innocence qui faisaient froid dans le dos.

 

- Comment?  Vous en avez donc mangé plusieurs! S’écria Delphine.  Et bien!  C’est du joli!

 

- Mais naturellement que j’en ai mangé plusieurs.  Je ne vois pas où est le mal… Vous en mangez bien, vous!

 

Il n’y avait pas moyen de dire le contraire.  On venait justement de manger du gigot au déjeuner le midi.

 

- Allons, reprit le loup, vous voyez bien que je ne suis pas méchant.  Ouvrez-moi la porte, on s’assiéra en rond autour du fourneau, et je vous raconterai des histoires (…).

 

Les petites se disputaient à voix basse.  La plus blonde était d’avis qu’on ouvrît la porte au loup, et tout de suite.  On ne pouvait pas le laisser grelotter sous la bise avec une patte malade.  Mais Delphine restait méfiante.

 

- Enfin, disait Marinette, tu ne vas pas lui reprocher les agneaux qu’il a mangés!  Il ne peut pourtant pas se laisser mourir de faim!

 

- Il n’a qu’à manger des pommes de terre, répliquait Delphine.

Marinette insiste tellement que Delphine se dirige vers la porte.  Mais, tout à coup, elle se ravise :

 

- Non.  Tout de même, ce serait trop bête!  Delphine regarda le loup bien en face.

 

- Dites donc, loup, j’avais oublié le petit Chaperon rouge.  Parlons-en un peu du petit Chaperon rouge, voulez-vous?

Le loup baissa la tête avec humilité.  Il ne s’attendait pas à celle-ci.  On l’entendit renifler derrière la vitre.

 

- C’est vrai, avoua-t-il, je l’ai mangé, le petit Chaperon rouge, mais je vous assure que j’en ai déjà eu bien des remords.  Si c’était à refaire…

 

- Oui, oui, on dit toujours ça.

 

Le loup se frappa la poitrine à l’endroit du cœur.  Il avait une belle voix grave.

 

- Ma parole, si c’était à refaire, j’aimerais mieux mourir de faim.

 

- Tout de même, soupira la blonde, vous avez mangé le petit Chaperon rouge!

 

- Je ne vous dis pas, consentit le loup.  Je l’ai mangé, c’est entendu, mais c’est un péché de jeunesse.  Il y a si longtemps n’est-ce pas?  À tout péché miséricorde… Et puis, si vous saviez les tracas que j’ai eus à cause de cette petite!  Tenez, on est allé jusqu’à dire que j’avais commencé par manger la grand-mère, eh bien! Ce n’est pas vrai du tout.

 

Ici le loup se mit à ricaner malgré lui, et probablement sans bien se rendre compte qu’il ricanait.

 

- Je vous demande un peu!  Manger de la grand-mère, alors que j’avais une petite fille bien fraîche qui m’attendait pour mon déjeuner!  Je ne suis pas si bête…

 

Au souvenir de ce repas de chair fraîche, le loup ne put se tenir de passer plusieurs fois sa grande langue sur ses babines, découvrant de longues dents pointues qui n’étaient pas pour rassurer les deux petites.

 

- Loup, vous êtes un menteur!  Si vous aviez tous les remords que vous dites, vous ne vous lécheriez pas ainsi les babines!

 

Le loup était bien penaud de s’être pourléché au souvenir d’une gamine potelée et fondant sous la dent, mais il se sentait si bon, si loyal, qu’il ne voulut pas douter de lui-même.

 

- Pardonnez-moi, dit-il, c’est une mauvaise habitude que je tiens de famille, mais ça ne veut rien dire…

 

- Tant pis pour vous si vous êtes mal élevé, déclara Delphine.

 

- Ne dites pas ça, soupira le loup, j’ai tant de regrets!

 

Finalement, le loup entrera, racontera des histoires, apprendra à jouer et reviendra le jeudi suivant.  Mais, en jouant au loup, il entrera si bien dans son rôle qu’il avalera les deux petites.  Les parents ouvriront le ventre du loup et délivreront Delphine et Marinette, au grand soulagement de tous!

 

Extrait de Marcel Aymé, « Le loup », dans les contes du chat perché, Édition Gallimard.

Reproduction autorisée, les Éditions CEC inc. 2006

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